Le monde est-il en train de devenir un immense copié-collé ?
Il y a des moments où tout semble se ressembler. Les rues, les gestes, les publications.
J’ai ressenti ce malaise récemment, en visitant Lisbonne. Une ville magnifique, mais comme vidée de son quotidien. Chaque ruelle, chaque tramway, chaque mirador semblait attendre son selfie. Chaque façade couverte d’azulejos, son post Instagram.
Chaque lieu, son image à produire.
Des foules anonymes s’arrêtaient aux mêmes endroits, téléphone tendu, regard vissé sur les écrans. Ce qui m’a frappée, ce n’est pas tant la foule, mais le mimétisme. L’uniformité tranquille avec laquelle chacun rejouait la même scène. Sans se parler. Sans habiter vraiment le lieu.
Puis, rentrée chez moi, je me suis connectée à LinkedIn. Et j’ai ressenti exactement la même chose.
Un fil d’actualité où deux styles dominent :
– d’un côté, le ton institutionnel, lisse et figé, formaté pour rassurer,
– de l’autre, le ton entrepreneurial, provocant et exagéré, formaté pour buzzer.
Dans les deux cas, des mots posés comme des vitrines.
Et moi, à côté. Avec cette question lancinante :
Y a-t-il encore une place pour une parole non standardisée ?
Même les tramways ont l’air d’avoir été créés pour les stories.
À Lisbonne, j’ai d’abord été éblouie.
Par la lumière sur les façades, par les reflets du Tage, par la gentillesse des Lisboètes.
Par cette douceur méridionale qui apaise même les artères les plus bruyantes.
Et pourtant, très vite, quelque chose m’a dérangée.
Les rues commerçantes, envahies par les mêmes enseignes qu’ailleurs, ressemblaient à un décor transposable. Les tramways, les tuk-tuks, les taxis se disputaient la moindre rue étroite, dans une cacophonie continue.
Partout, des files d’attente, des miradors assiégés, des terrasses saturées. Même les quartiers populaires étaient envahis par ce flux ininterrompu.
J’ai fui, souvent. Évitant l’attente, le bruit, le plan. J’ai préféré me perdre — et c’est là, dans ces déambulations sans programme, que Lisbonne s’est offerte autrement. J’ai foulé les pavés de rues désertées à l’heure du repas, admiré des façades abîmées par le temps mais habitées par des gestes tendres : du linge suspendu aux fenêtres, un foulard rouge éclatant sur un balcon, des azulejos fissurés qui racontaient mille vies.
Mais en filigrane, une tristesse. L’anglais omniprésent. Sur tous les menus, sur tous les programmes, dans la bouche des plus jeunes Lisboètes, jusqu’à ce charmant restaurateur sexagénaire dans sa tasca. Les logements du centre historique réquisitionnés pour héberger les touristes. Une ville devenue vitrine, sans espace pour ceux qui y vivent.
Ce n’est pas tant la foule qui m’a dérangée. C’est la standardisation, douce mais implacable. Ce glissement silencieux qui fait qu’un lieu finit par ressembler à tous les autres — et qu’on le traverse plus qu’on ne l’habite.
De Lisbonne à LinkedIn, il n’y a qu’un algorithme
Et puis, de retour chez moi, j’ai ouvert LinkedIn.
En déroulant mon fil d’actualité, cette sensation familière est revenue. Celle d’une foule silencieuse, qui semble marcher au même pas, dans la même direction. Des publications calibrées, des tons uniformes, des récits construits à l’identique. Comme si ici aussi, chacun s’arrêtait aux mêmes miradors, publiait depuis le même balcon.
D’un côté, les publications institutionnelles : sérieuses, polies, pleines de formules neutres et de jargon rassurant.
De l’autre, celles des entrepreneurs “disrupteurs”, au ton racoleur, parfois agressif, saturées de promesses et de punchlines.
Deux manières de s’inscrire dans le paysage, sans vraiment se faire remarquer. Deux langages qui, à force d’efficacité, finissent par se ressembler.
Et moi, face à ça, la même envie que dans les rues de Lisbonne : m’éclipser. Respirer. Chercher une ruelle où l’on entendrait le piaillement des enfants dans la cuisine.
Cherche bouffée d’oxygène
À force de faire défiler, de lire, de comparer, j’ai senti le manque d’air.
Trop d’infos. Trop de voix clonées. Trop de stratégies trop bien huilées.
Même les récits personnels semblent avoir été optimisés pour coller au ton du moment. On ne parle plus, on carrouselle. On hashtague. On accroche.
Je ne dis pas que tout est vain. Mais je ressens une sensation d’étouffement.
C’est sans doute pour ça que j’écris ici, sur Substack.
Parce que cet espace, pour l’instant, résiste. On peut y être bavard, digressif, poétique ou analytique. On peut écrire lentement, longuement, dans sa langue maternelle, sans anglicisme, sans se demander si ça “accroche”. On y croise des voix bienveillantes, des doutes assumés, des textes qui respirent.
Ici, on ne crie pas. On propose.
Et ça change tout.
Consommer jusqu’à soi
On consomme tout aujourd’hui. Les villes, les pays, les paysages. Les conseils en “five bullets”. Les vidéos qui résument des livres qu’on ne lira jamais... On consomme même les histoires personnelles comme des produits — prêtes à être likées, prêtes à être oubliées.
On ne visite plus un lieu, on le “fait”.
On ne lit plus un article, on le “scrolle”.
On ne s’émerveille plus, on “enregistre pour plus tard”.
Ce que ça dit de nous ? Peut-être juste une naïveté. Une crédulité bien humaine : la peur de rater ce qui compte.
L’illusion que plus on absorbe, plus on existe. Comme si ne rien manquer, c’était vivre pleinement.
Et si, au fond, c’était une faim d’autre chose ? Quelque chose de plus enraciné, de plus lent, de plus vivant ?
Je crois sincèrement que cette boulimie contemporaine pourrait trouver dans la tendresse un autre terreau.
Une manière de se nourrir sans se dévorer.
Une façon d’habiter le monde sans l’épuiser.
Une autre langue. Une autre écoute. Une autre présence.
Réapprendre la tendresse
Il y a peut-être urgence, oui.
Urgence à remettre de la tendresse dans nos vies, à commencer par celle qu’on s’accorde à soi-même.
Urgence à se réécouter, à ralentir, à honorer ce qui, en nous, ne se conforme pas.
Le monde ne nous demande pas de cocher des cases : il nous traverse, il nous touche et il nous confie le soin d’en faire un récit.
Un récit unique.
Ce prisme que nous sommes, cette manière d’éprouver, de voir, de formuler — c’est un cadeau. Et pourtant, nous l’étouffons trop souvent à force de chercher à plaire, à rentrer dans la forme attendue.
Et si l’on retrouvait l’émerveillement de l’enfance ? Celui qui ne cherche pas l’effet, mais la communion ?
Et si l’on osait dire enfin le fond de nos pensées — celles qui créent, qui relient, qui élèvent ?
Il n’est jamais trop tard pour réapprendre à voir. Ni pour écrire ce que l’on voit.
P.S.
Et vous… Qu’est-ce qui vous retient encore d’oser porter pleinement votre voix ? Qu’est-ce qui, en vous, demande à être entendu — sans filtre, sans format, sans peur ?
Si ce texte vous a parlé, je vous invite aussi à découvrir une humble vidéo que j’ai partagée sur mes réseaux sociaux. Elle illustre en images et en sons le regard que j’ai posé sur Lisbonne.
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Et si nous ne nous connaissons pas encore, je suis Carole Paillé — artiste du trait, auteure et créatrice de liens sensibles entre mots et images.
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Mon livre Ouvre est un recueil illustré qui célèbre les instants de bascule, les chemins de traverse et les silences fertiles. Une invitation à ralentir et à laisser la tendresse faire son œuvre.
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